lundi 17 janvier 2011

Argo


Mes histoires je les ai apprises près des bateaux
non par des voyageurs ou des marins
ou par les autres sur les jetées qui attendent
débarqués perpétuels, cherchant dans leur poche une cigarette.
Des visages de bateaux hantent ma vie :
les uns ouvrent un œil comme le Cyclope
immobiles sur le miroir des eaux
d’autres avancent comme des somnambules, dangereusement, d’autres encore
ont sombré dans les abysses du sommeil
chaînes bois voiles et cordages.
Dans la petite maison fraîche au jardin
parmi les trembles et les eucalyptus
près du moulin couvert de rouille
de la citerne jaune où tourne seul un poisson rouge
dans la petite maison fraîche qui sent l’osier
j’ai trouvé une boussole de marine
elle m’a montré les anges de tous les temps qui hantent
le silence du plein midi.

( novembre 1948)

La neige ici n’en finit pas. Dans l’Attique
on l’accueille comme une pause bienfaisante
ou le recueillement avant les amandiers en fleur
ou le drap du théâtre d’ombres après les flonflons.
Les gens sont contents, sortent dans la nature, oublient
la pauvreté . La neige ici
c’est le zéro. A des milles en dessous de zéro
tandis que le sable blanc scintille, des visages
sans joues, sans traits, des yeux
veillent loin de la terre bénie.
Je n’oserais parler de prières, et pourtant
On sacrifie un agneau parfois :
le sang jaillit, soleil explosant, aveuglant.

Instants où tout s’en va, où tout bruit
semble le premier ; tombant, dirait-on
dans une main de pierre ou de bois.
Et les hommes s’en vont, d’où naissent des statues.

(janvier 1949)

Argo, poème de Yorgos Sefèris