vendredi 21 janvier 2011

Les chats de Saint-Nicolas

Et pourtant mon cœur
sous sa propre inspiration
chante sans lyre le thrène de l'Erinys
après avoir entièrement perdu
la douce confiance de l'espoir.
Eschyle, Agamemnon



« On voit le Cap des Chats ... » me dit le commandant
montrant une terre basse dans la brume
rivage vide au jour de Noël,
« … et c'est au Ponant vers le large que la vague fit
naître Aphrodite ;
on appelle ce lieu la Pierre du Grec.
Trois huitièmes à gauche ! »
La chatte que j'ai perdue l'an dernier avait les yeux de
Salomé
et Ramadan, comme il regardait la mort en face,
des jours entiers dans la neige de l'Orient
au soleil glacé
en face, des jours entiers, le petit dieu lare ...
Voyageur ne t'arrête pas.
« Trois huitièmes à gauche », marmonna l'homme de
barre.

... mon ami dresserait l'oreille sans doute
à présent débarqué, reclus
dans une petite maison pleine d'icônes, cherchant
des fenêtres derrière les images.
La cloche du bateau sonna
comme une pièce d'or de cité disparue
et fit revivre en tombant
des aumônes d'autrefois.

Bizarre », poursuivit le commandant.
« Cette cloche – un jour pareil –
m'en rappelle une autre, du monastère.
Un moine racontait l'histoire,
un rêveur, à demi fou.

Du temps de la grande sécheresse
– quarante années sans pluie –
l'île entière fut dévastée ;
les gens mouraient, les serpents grouillaient.
Des millions de serpents sur cette pointe,
gros comme la jambe d'un homme
et venimeux.
Le monastère de Saint-Nicolas était alors aux mains
des moines de saint Basile
qui ne pouvaient ni travailler aux champs
ni paître leurs troupeaux ;
ils furent sauvés par les chats qu'ils nourrirent.
A l'aube sonnait une cloche
et ils partaient en bande au combat.
Toute la journée ils se battaient jusqu'à l'heure
où l'on sonnait le repas du soir.
Après manger, la cloche à nouveau
et ils repartaient pour la nuit batailler.
C'était merveille de les voir, dit-on,
qui boiteux, qui tordu, le nez
ou l'oreille perdus, la fourrure en lambeaux.
Et c'est ainsi, au son des cloches quatre fois par jour
que passèrent des mois, des années, des temps et des
temps.
Farouches et obstinés, blessés toujours
ils massacrèrent les serpents mais pour finir
disparurent; tués par tout ce venin.
Tel un navire coulé
ils n'ont rien laissé à la surface
ni son de cloche, ni miaulement.
Gardez le cap !
Que veux-tu, les pauvres, à force de se battre et boire jour et nuit
le sang venimeux des serpents.
Des siècles, des générations empoisonnées. »
« Gardez le cap ! » reprit l'homme de barre, indifférent.

Mercredi 5 février 1969

Yorgos Sefèris, Cahier d'exercices II